Le passé, tombeau de
l’avenir
Au bout d’un chemin escarpé et poussiéreux, il
apparaît. Zasela. Village albanais de quelque 300 âmes,
il surplombe Mitro. L’école primaire ouvre le village.
Le regard ne se porte pas sur les enfants qui s’éclatent
au ballon mais sur un monument. Une stèle à la gloire
de Schemsi Ahmeti-Shemi qui appartenait à l’UCK (armée
de lutte pour l’indépendance du Kosovo). Les deux règles
du gel post-conflit sont respectées : la KFOR française
assure la subsistance en apportant cahiers, vêtements et biscuits
traduisant la dépendance que nous ne cessons d’évoquer
depuis le début de ce voyage ; et un nationalisme ostentatoire.
Acte 1 du gel. Tous les jours, les écoliers apprennent leur avenir
auprès d’un symbole de leur histoire, tragique. D’autant
que l’écho de Ahmeti est héroïque. La guerre
de 1999 ? Leurs professeurs ne leur en ont pas pipé mot. «
Ils trembleraient. Je ne peux pas leur expliquer un conflit qu’ils
ont vécu. Ils étaient présents quand le village
a été détruit puis reconstruit. On ne peut pas
dégager ces réalités de leurs têtes »,
explique le professeur d’anglais. Ne surtout pas expliquer, rester
figés, conserver un héritage patriotique et de combattant
pour mieux les embrigader dans des oripeaux de rancoeurs. Par ailleurs,
que doit-on penser de vagues successives d’enfants qui se rendent
sur la tombe de Amed Jashari, autre symbole de l’UCK et tué
par les Serbes en 1998, parce que c’est au programme scolaire
?
Dans le camp d’en face, même drame, même rancœur.
Dans le secteur serbe, les petites boutiques se font les chantres de
la vente de cartes postales à la gloire de Milosevic, hérault
du nationalisme serbe. Celui-là même qui rêvait de
la Grande Serbie. Celui-là même qui a mis le feu aux poudres,
en 1989, en retirant le statut d’autonomie de la province, octroyé
aux Albanais par Tito en 1974.
Laisser le temps au temps ?
Plutôt que de réfléchir à un avenir commun,
chacun se retranche dans son passé hostile. Les deux communautés
sont convaincues que l’autre est l’ennemi. Les Serbes de
Mitro nord se refusent à traverser le pont symbolique d’Austerliz
pour aller du côté albanais. Trop risqué selon eux.
Convaincus sans essayer. Tous ont érigé leurs frontières
mentales en frontières territoriales, intangibles et pérennes.
Chaque canton se serre les coudes, en face à face avec son rival.
Des positions que les forces d’intervention ont cristallisées,
consacrant une partition de fait du pays. La KFOR est désormais
condamnée à un rôle d’arbitre que les deux
communautés sollicitent et sur laquelle elles comptent. Acte
2. Aux yeux de la population un avenir sans la KFOR est un avenir de
guerre. Les militaires sont pourtant clairs : nous ne resterons pas
pour l’éternité. Dans le même temps, ils assurent
qu’ils ne partiront pas tant que les « choses ne sont pas
sûres, que les forces de police locales ne sont pas formées
» (la KPS). La dernière fois que la KFOR a cru que les
choses étaient sûres, qu’elle pouvait regrouper certaines
compagnies, il y a eu les 17 et 18 mars 2004. Un évènement
tragique qui laisse l’idée d’un retrait, perplexe.
Les Albanais l’assurent : « ça prend du temps ».
Les Serbes n’hésitent pas non plus à dire que «
ça prend du temps ». Et la KFOR en est convaincue : «
ça prend du temps ». Du temps pour quoi ? Pour former les
plus jeunes à la conviction nationaliste et à la défense
de son territoire jusqu’à la mort ? Autrement dit, les
chérubins kosovars, qu’ils soient d’origine serbe
ou albanaise, détiennent les clés d’une cohabitation
nationale future. Apprendront-ils à connaître l’autre
? Dépasseront-ils l’enseignement idéologique qui
leur est inculqué ? Rendront-ils ainsi possible un retrait des
troupes de la province, signe de paix durable ?
A l’école de Zasela, un gamin ramasse son manteau qu’il
avait accroché sur une barrière entourant la stèle
glorificatrice sans un regard pour le « héros ».
Mais un large sourire, en revanche, à ses camarades qui lui répondent.
Un lieutenant-colonel, fin connaisseur des missions en terrain extérieur
n’avait pas manqué de souligner au détour d’une
conversation : « J’adore voir des gosses sourire. C’est
le signe que la situation va s’arranger. Le signe qu’ils
croient en un avenir meilleur ». Souriez les enfants, une vie
de paix pourrait bien sortir.
Sylvia Souillet-Désert