L’avenir du Kosovo selon
Islam l’interpète (photo en bas
de page)
Il attend. Attablé au Don Café, Islam Proski feuillette
le journal du jour. Lorsque l’enquêteur de la cellule investigation
de la gendarmerie française arrivera, il lui fera un compte rendu
des évènements qui ont eu lieu hier et des agitations
qui pourraient se produire. Islam Proski est interprète et travaille
pour la KFOR. Le KOA à la moustache poivre et sel sert d’interface
entre les populations et les gendarmes qui effectuent des missions de
renseignements.
Il habite et travaille à Skenderaj, ville située au Nord-Ouest
de la province. Mais la situation géographique lui importe peu.
Il affirme pouvoir assurer son rôle n’importe où,
y compris dans les secteurs à majorité serbe. Selon lui,
c’est « parce qu’(il) la joue correct. Si tu commences
à cacher quelque chose, ce n’est pas bon ». Il se
remémore alors une visite à un serbe. Ce dernier prétendait
que deux vaches lui avaient été dérobées.
En examinant le -prétendu- chemin de passage des deux bêtes,
l’interprète a tout de suite senti qu’il s’agissait
d’un mensonge. Il s’est alors installé à une
table, il a discuté, et le Serbe a fini par avouer que c’était
une histoire cousue de fil blanc. « Je ne suis pas armé,
je ne porte pas d’uniforme. Tout le monde sait pourquoi je travaille,
en quoi consiste mon rôle ».
Si sa position est désormais bien acceptée au sein de
la population, il n’en a pas été toujours été
ainsi, notamment au sortir de la guerre. « Au début, ce
n’était pas facile. Tout le monde se demandait pourquoi
je travaillais avec eux (la force NDLR). Et puis ils ont compris que
la force était là pour nous aider et que moi, j’aidais
la force à nous aider ». Et depuis 5 ans qu’il exerce,
il n’a jamais rencontré de problème. Tout comme
il n’a aucun problème à dénoncer ses pairs
: « Au début je me suis posé la question : je la
joue honnête ou double jeu ? J’ai opté pour l’honnêteté.
De toute façon, un mensonge ça sort en 10 jours. Et puis
si un Albanais fait une connerie c’est son problème ! Je
m’en moque. C’est pas moi la connerie ».
« Le Kosovo doit devenir indépendant »
Islam Proski a aujourd’hui 46 ans. Avant de devenir interprète,
il était comptable. Et surtout avant de devenir interprète,
il y a eu la guerre. Il habitait alors Pristina. Quinze jours après
les premiers bombardements de l’OTAN, des Serbes « ont débarqué
chez (lui) et (lui) ont posé un ultimatum : tu pars ou on te
tue ». Il a alors pris femme et enfants et s’est enfui.
Avec 50 autres expulsés, il a serpenté sur quelque 85
kilomètres, à pied, afin de rejoindre l’Ex-République
yougoslave de Macédoine (la Macédoine). De là,
ils se sont envolés pour l’Allemagne. En attendant la suite…
Après six mois en exil, Il est revenu au pays. Il s’est
présenté à la Maison France (centre culturel qui
promeut les relations en langue française) où on lui a
offert un job d’interprète. Le Français, il le parle
couramment. Seule une légère pointe d’accent trahit
son origine. C’est le fruit de multiples voyages dans la Métropole,
où résidait son frère. Et c’est un job qui
ne se refuse pas. Dans une province où le salaire moyen est de
150 euros, son poste lui permet de gagner 4 à 5 fois plus. De
plus, à l’heure où les tensions sont moins exacerbées,
le travail est plutôt agréable. C’était très
différent il y a encore 5 ans : « Tout de suite après
la guerre on travaillait jusqu’à 20 heures par jour. On
n’était pas comme ça, à prendre des cafés
! ».
Quand il est retourné chez lui, sa maison avait été
brûlée, sa voiture démontée. Pourtant, Il
n’éprouve aucune rancœur à l’égard
de ses « bourreaux » : « Les Serbes ne sont pas tous
mauvais. Ils peuvent venir quand ils veulent… Il faut dire aussi
que je n’ai pas perdu de famille… ». S’il est
pacifiste, il n’en est pas moins ferme. Le Kosovo doit gagner
son indépendance. Et l’échéance est proche
: « A la fin de l’année, le Monténégro
organise un référendum pour se prononcer sur son indépendance
de la Serbie. Ils vont voter leur indépendance à coup
sûr. Le Kosovo suivra ». Il se redresse, passe la main dans
ses cheveux gominés. L’explication mérite réflexion.
« Ici, il y a 90% d’Albanais, 10% de Serbes. Pourtant ce
sont eux qui avaient tous les pouvoirs. Ce n’est pas normal. Imaginez
qu’en France, le pouvoir appartienne à seulement 10% d’une
frange de la population ! Ca ne se reproduira pas ! ». Pour autant,
il ne souhaite pas un départ des Serbes. D’ailleurs une
grande majorité de ses amis est serbe. « Je vais souvent
boire des verres avec eux ». Mais la prudence règne : «
Je leur téléphone. Tu viens à côté
du pont, on se retrouve et on discute. Je ne peux pas traverser Mitro
nord (partie serbe de la ville NDLR) seul. Il suffit de deux cons…
». Dans ces conditions, une vie à deux est-elle envisageable
?
Si le Kosovo ne devient pas indépendant, il part
Islam n’en a aucun doute : « Avant la guerre on vivait tous
ensemble. On a fait notre service militaire ensemble. On faisait les
fêtes ensemble. Ca prendra du temps. Six ans c’est rien.
Regardez la France et l’Allemagne ! Il faudra bien deux ou trois
générations pour que tout redevienne comme avant ».
Avant, c'est-à-dire à l’époque titiste quand
le Kosovo jouissait d’une certaine indépendance, que l’économie
était encore fleurissante. L’interprète se mue alors
en géopoliticien : « Les Serbes du Kosovo sont coincés.
Il ne faut pas croire mais les Serbes de Serbie n’en veulent point.
Ici, ils ne se sentent pas à leur place non plus. Je n’ai
rien contre les Serbes. Je veux juste un Kosovo indépendant même
s’il y a des Serbes à l’intérieur. Il ne faut
pas croire mais le pays est riche en minerais. Quand l’économie
repartira tout s’arrangera ». Pour l’homme au nez
aquilin, l’indépendance est une idée fixe et non
négociable. D’ailleurs si son rêve ne se réalise
pas, il envisage sérieusement de partir : « Mon fils fait
des études de médecine. S’il reste ici il va gagner
quoi ? 400 euros. Il partira en Allemagne. Et je le suivrai ».
Fermez les yeux Islam. On est en 2006 et le Kosovo est indépendant.
Que faîtes-vous ? « Je fais la fête ! Et tout le monde
la fera. » Les Serbes également ? « Je peux faire
la fête avec eux. Je ne sais pas s’ils la feront avec moi…
».
Sylvia Souillet-Désert
Photo1 : Islam avec l’adjudant Philippe Tisnerat, enquêteur
cellule investigation Sylvia Souillet-Désert
Photo 2 : Islam est l’interface indispensable pour que les gendarmes
de la KFOR puissent effectuer leurs missions de renseignements. Sylvia
Souillet-Désert