Les larmes de Svinjarë
Des collines à perte de vues, des terrains verdoyants, le chant
apaisant des oiseaux, le soleil qui chauffe la peau. Le lieu respire
la sérénité, la normalité mais transpire
la souffrance. Nous sommes à Svinjarë, enclave serbe en
zone albanaise. Lors des violences de mars 2004, les Albanais ont chassé
les 300 résidents serbes du village.
La foule est venue du Nord et du Sud, a détourné le poste
de garde de la KFOR avant de se ruer sur les habitations et de mettre
le feu aux granges et aux étables. Les soldats n’ont pas
obtenu l’autorisation de riposter. La règle est limpide
: tant que la vie n’est pas en danger, ils n’ont pas le
droit de riposter. Les forces ont alors évacué les Serbes
au camp du Belvédère avant qu’ils ne s’installent
à Zvecan, au nord de Mitrovica, laissant leurs maisons aux mains
des pilleurs et pyromanes. Si les habitants albanais du village n’ont
pas participé aux premiers assauts, ils ne se sont pas privés
de profiter du départ des Serbes pour leur prendre leurs biens
et s’approprier leurs maisons. Les Serbes sont donc allés
survivre dans des logements de fortune, sans meubles, nourrissant un
espoir : le retour à la maison.
L’été dernier le gouvernement du Kosovo a reconstruit
l’essentiel des maisons. Les murs sont de nouveau dressés,
mais ils sont comme les cœurs, lézardés. Car la reconstruction
a été effectuée à la va-vite. Rares sont
les toits qui ne laissent pas place aux fuites. Depuis janvier, 11 Serbes
ont retrouvé leurs murs. Minorad Radivojevic est de ceux-là.
L’homme d’une cinquantaine d’années habite
le 9A. Un chiffre qui identifie son adresse. Un chiffre qu’il
est heureux de retrouver car au lendemain du drame « NXAN ALIA
» (occupé par Alia, nom d’un Albanais) était
peint sur la façade de sa maison, signe tangible de son expropriation.
Il n’a pas encore accepté les clés de la maison.
Il n’est pas satisfait de la construction. Il loge donc avec son
père dans un container, dans son pré, sur sa « property
».
La KFOR promeut cette politique du retour en leur garantissant sécurité,
moyens de subsistance en attendant que les ONG prennent la relève.
Car le temps est compté. De nombreuses organisations finissent
leur mandat dans peu de temps, certaines fin mai. Or ces instances «
ne donnent rien tant que les gens ne sont pas revenus », explique
le capitaine Desvergnes, commandant la 3e compagnie Proterre.
Défiance
Les KOS (Kosovars d’origine serbe) veulent revenir, même
la peur au ventre. Ils sont ici depuis des générations.
Minorad est né dans ce village. Il est la 6e génération.
Caché derrière ses lunettes fumées, il est affirmatif
: « Je veux rester ici ». Et il se rattache à une
promesse, celle du général Houbron : « Il nous a
promis la sécurité. Je crois en cette promesse. Je crois
en la KFOR ». La veine « Kforienne » circule indéniablement
dans toutes les têtes. Elle fait partie du décor, de leur
décor. Le vieil homme n’ose même pas imaginer leur
départ. Le KPS, qui succéderait à la KFOR, constitue-t-il
une alternative ? « Des anciens de l’UCK, nos tortionnaires
! Qui pourrait avoir confiance en eux ? ». Le capitaine, sans
être optimiste, se montre plus mesuré : « Svinjarë
dépend de la station de police de Mitro sud, le KPS est donc
essentiellement constitué d’Albanais. Lorsque des Serbes
l’intégreront, je pense que ça ira mieux…
Mais les Serbes qui y rentrent sont souvent considérés
comme des traîtres par les leurs ».
Dans ce village aux abords de la ligne ferroviaire, poumon de Svinjarë,
la défiance règne. La relation est consommée depuis
1999 ; achevée depuis le 18 mars 2004. Les voisins des revenants
sont ceux-là même qui leur ont pillé leurs maisons,
ceux-là même chez qui trônent leurs frigos et autres
biens, ceux-là même « qui n’ont rien fait pour
(les) protéger », soupire le quinquagénaire.
« La KFOR a la volonté de tenir sa promesse. Elle s’en
ira seulement quand les choses seront sûres », assure le
capitaine. La désertification du village lui a fait mal au cœur,
« (il) veut qu’il revive. J'appui cette politique du retour.
Ce ne sont que des vieux qui n’ont aucun moyen de recommencer
leurs vies.»
Nombreux manquent à l’appel du retour. Et sur les 11 revenants,
bien souvent, un seul membre de la famille a retrouvé les lieux,
histoire d’examiner la sécurité offerte. La KFOR
patrouille 24h sur 24. Si tous n’ont pas encore sauté le
pas du retour, tous viennent s’occuper de leurs jardins, cultiver
quelques carottes, quelques oignons. Leur bien leur a échappé,
ils plantent alors les bulbes de ce qui peut les faire vivre, les faire
survivre et les enraciner dans cette terre qu’ils vénèrent.
Encore une fois, en serpentant dans les rues du village, la tranquillité
se dégage des lieux. Les agriculteurs arrachent les mauvaises
herbes, les enfants s’amusent sur leurs vélos… La
vie se passe. Les traces du drame se sont effacées dans l’architecture.
Seules quelques ruines sont encore visibles. Mais les plaies à
l’âme sont béantes et le diagnostic de cicatrisation
est pessimiste. On reconstruit une maison, peut-on reconstruire le passé
?
La KFOR pense certainement au mieux en permettant aux populations serbes
de retrouver leurs chez eux. Il n’empêche que l’on
en revient au point de départ. La vie, est-ce toujours recommencer
? Au détour d’un virage, un panneau représentant
le drapeau de l’Union européenne s’affiche. Peut-être,
en son sein, la vie de la province ne recommencera pas. Elle commencera.
Sylvia Souillet-Désert